Abidjan, 23 mai 2024 (AIP)- La Conférence internationale de la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Oust (CEDEAO) a clos ses travaux jeudi 16 mai 2024 à Freetown en Sierra Leone.
A l’issue des travaux, le vice-président de la Cour, l’Honorable juge Gbéri-Bè Ouattara, s’est prêté aux questions des journalistes, estimant en substance que, « l’obstacle majeur à l’exécution des arrêts de la Cour c’est tout simplement une volonté politique ».
M. le Vice-président de la Cour de justice de la CEDEAO, cela fait plus de trois jours de conférence à Freetown au sein du centre international de Conférence de Sierra Leone. Avant de rentrer dans le vif du sujet, dites-nous vos impressions relatives à ces journées.
Merci Messieurs les journalistes, pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis le vice-président de la Cour de la CEDEAO effectivement. Je me nomme Ouattara Gbéri-Bè. Mes impressions générales sont bonnes parce que moi-même je suis membre de la Cour. Il va sans dire que, à titre principal, c’est nous qui sommes les organisateurs de cette conférence et nous avons tenu à inviter assez de personnes pour que les débats soient intéressants, pour que nous puissions avoir de bonnes résolutions. En plus de cela, c’est surtout, la convivialité et la fraternité qui ont lié les gens pendant ces temps-là. Les connaissances, les retrouvailles, c’est cela qu’il faut aussi apprécier. Le côté humain de la chose et surtout le côté intégrationniste de la CEDEAO qui est un groupe, une communauté qui est composé de plusieurs langues, notamment trois principales langues, français, anglais et portugais. On est appelé à l’intégration. Ce genre de forum nécessairement permettent de progresser. Mes impressions sont assez bonnes.
Le thème de cette conférence internationale est, « Renforcement du rôle, de la pertinence et de l’efficacité de la Cour de justice de la CEDEAO par une synergie accrue entre la Cour et les acteurs nationaux ». pouvez-vous nous dire ce qui a milité en faveur du choix de ce thème ?
Je suis très bien placé pour vous le dire et je ne vais pas faire la langue de bois non plus. Vous savez, la Cour de justice de la CEDEAO est rentrée effectivement en fonction depuis 2001. Nous sommes en 2024, si je suis bon en mathématique, cela fait 23 ans effectivement que cette Cour coopère mais bien sûr elle a été créée avant. Le Traité, le Protocole de 1991 a prévu, la composition, les attributions et le fonctionnement de la Cour. Mais elle est effectivement rentrée en exercice, elle a commencé à fonctionner en 2001. Lorsque vous entreprenez quelque chose, lorsque vous marchez par exemple, après une semaine de marche ou bien un an de marche, vous devez vous arrêter, pour regarder dans le rétroviseur, vous demander est ce que j’ai fait ce que je devais faire. C’est cela qu’on appelle faire un bilan. Donc, il est apparu à la Cour que, après 23 ans de fonctionnement, d’exécution de ses mandats, il fallait qu’elle s’arrête pour voir est-ce que à un moment donné, elle a fait ce qu’elle devait faire.
Est-ce que les rapports qu’elle devait avoir avec les autres acteurs de la justice communautaire, est ce que ces rapports ont été effectifs, notamment les juridictions nationales de nos Etats, les barreaux, les organisations d défenses des droits de l’homme, (…). Le thème a été inspiré, j’allais même dire que le thème, nous a pratiquement été imposé. Parce qu’il fallait forcément qu’on s’arrête pour réfléchir. Et à un moment donné, où la Cour a besoin de faire ce bilan-là, pour avoir de nouvelles orientations. Voilà principalement ce qui a motivé ce thème. C’est-à-dire il s’agit de faire le bilan, l’introspection, l’inventaire de ce qui a été fait et ce qui n’a pas été fait, pour dégager des pistes pour avancer. Voilà les raisons principales qui ont motivé cette conférence.
Nous avons des pays comme le Burkina Faso, le Mali, les pays de l’AES qui ont émis l’intention de quitter la Cour Commune qu’est la CEDEAO. Est-ce qu’aujourd’hui, si cette intention est avérée, les efforts fournis par la Cour ne seraient-il pas vain ! Est-ce que la Cour ne serait-elle pas fragilisée ?
Cette question est très pertinente. Mais encore une fois, nous sommes en droit, donc il faut raisonner en droit. Les pays comme le Mali, le Burkina Faso et le Niger qui ont eu des coups d’Etat, qui ont donc renversé les régimes en place, la CEDEAO leur avait demandé de faire en sorte que, dans un délai raisonnable, que des élections puissent être organisées et que le pouvoir revienne aux civils. C’est un calendrier qui dans tous ces pays, n’a pas pu être respecté et les choses se sont compliquées. Je ne suis pas avec vous pour aborder l’aspect politique ou l’aspect communautaire du problème. Ce qui nous intéresse ici, c’est le problème de la Cour de justice. La Cour est une juridiction communautaire.
Tant que ces pays étaient membres de la communauté, les décisions de la Cour s’appliquent à eux. Mais je vous informe que nous avons reçu une notification de la Commission, d’un document disant que ces pays-là, disent qu’ils ne font plus partie de la Communauté. En principe, les textes prévoient que, lorsqu’un pays veut se retirer de la communauté, il y a un préavis d’un an avant que le pays ne puisse se retirer. Mais dans leur document, ils disent qu’ils se retirent immédiatement et sans préavis. Il appartient aux autorités politiques de gérer cet aspect.
En ce qui concerne la Cour, il faut être claire. Les affaires dont la Cour était déjà saisie au moment où ces pays étaient encore dans la Communauté, et qui ont connu des arrêts, ces pays-là ne peuvent pas dire que ces arrêts ne s’appliquent pas à eux. C’est la moindre des choses. Ils étaient dans la communauté lorsque ces décisions ont été prononcées. Mais du jour au lendemain, à partir du moment où ils ont dit qu’ils ne sont plus dans la communauté, alors, vous ne pouvez pas obliger quelqu’un à être dans une communauté, même si vous vous entêtez pour prendre des décisions, elles ne seront pas appliquées. La preuve, même les pays qui sont dans la communauté, on vient de faire le point, la Cour a rendu des décisions contre certains d’entre eux.
Jusqu’à maintenant la plupart de ces décisions ne sont pas appliquées, à plus forte raison un pays ou des pays qui se sont retirés de la communauté. De quel moyen de coercition disposeraient les parties qui gagnent leurs procès, pour exécuter ces arrêts ? Donc, la Cour pour être prévoyante, dès lors qu’on a reçu cette note, a décidé de surseoir tout simplement à l’examen des affaires concernant ces pays. Donc vous verrez que les affaires de ces pays ne passent plus à l’audience de la Cour en attendant qu’une décision officielle, formelle, venant de nos autorités pour dire que ces pays-là, soit sont revenus dans la Communauté ou alors sont définitivement partis. Dans ce cas, la Cour saura que faire. Mais pour l’instant, la Cour n’examine plus les affaires de ces pays. Je pense que c’est tout à fait normal.
D’ailleurs nous avons eu une procédure contre l’un de ces pays et les avocats sont venus dire, vous ne pouvez pas examiner la procédure. On vous a dit qu’on se retire donc on ne reconnait plus votre compétence. En matière de droit de l’homme, ces pays qui vont se retirer naturellement ne sont pas encore doté d’une juridiction de protection des droits de l’homme. Or les droits de l’homme, on sait, quand il y a ces genres de renversement de situation, les violations des droits de l’homme se multiplient. Il y a ce problème-là. De deux, ça va réduire la superficie de la compétence de la Cour de 15 à 12.
Quel bilan faites-vous en général des conférences internationales de la Cour et en particulier celle qui vient de se dérouler du 13 au 16 mai 2024 ici à Freetown en Sierra Leone ? Pensez-vous que les objectifs sont atteints ?
Je vais aller sur deux points. Vous savez, je vous ai dit que je n’allais pas utiliser la langue de bois. Nous organisons des conférences, si je ne m’abuse, nous devons être à notre 5ème conférence. Il y a eu la conférence d’Accra, de Lomé, du Cap-Vert, de Gambie et celle de Sierra Leone. En toute honnêteté, on va aux conférences, on fait des débats bien menés, on prend des résolutions. Mais d’une conférence à l’autre, pour être honnête, il n’y a pas de suivi de l’application des résolutions de la conférence et j’ai bien peur aussi que ce soit le cas pour cette conférence. Il va falloir qu’en interne, comme moi-même je suis membre actif de la Cour, il va falloir qu’on réfléchisse à un mécanisme de suivi des résolutions. Les propositions qui ont été faites dans les recommandations de cette conférence, ont été déjà faites dans les autres conférences. Mais pourquoi cela n’a pas connu d’effet ? Si vous parlez des objectifs, oui quand on organise une conférence, et qu’on prend un thème à débattre, qu’on prend le temps de sélectionner les conférenciers, quand ils viennent exposer et qu’on fait des recommandations, oui dans un premier temps, l’objectif de la conférence est de réfléchir et de déboucher sur des recommandations.
De ce point de vue, oui l’objectif est atteint. Mais après cet objectif, qui n’est pas le vrai objectif visé, il faut aboutir à des résultats, donc d’exécuter les recommandations. Et c’est à ce niveau que se pose le problème. Sur ce point, je dis non. Pour le moment il est trop tôt pour dire que les objectifs sont atteints. C’est quand on va commencer à appliquer les résolutions prises dans cette conférence, qu’on pourra se prononcer. Mais pour l’instant, la conférence a été organisé autour d’une thématique qui a permis de faire des recommandations, de bien analyser le sujet en profondeur. De ce point de vue, l’objectif qui était visé est atteint, on a abouti à des résolutions, mais quid de leur exécution.
Vous l’avez dit, cela fait 23 ans que la Cour fonctionne. Elle a même eu ses compétences élargies en 2005. Aujourd’hui, comment se porte la Cour ? Surtout que pour le citoyen lambada, elle paraît oisive au regard de ce que, ces décisions ne sont pas appliquées.
Non, la Cour n’est pas oisive parce que le mot oisif s’applique à quelqu’un qui n’a rien à faire. Quand on dit, il est tombé dans l’oisiveté, cela veut dire qu’il n’a pas d’attribution, il n’a pas de fonction, il n’a pas de travail à faire. On ne peut pas dire ça de la Cour, elle n’est pas oisive. Au contraire la Cour ploie sous le poids du travail. On vous a parlé de 691 dossiers, est-ce que on peut parler d’oisiveté ? Non. Pour être plus exact, vous pouvez parler d’efficience, c’est-à-dire le fait que cette juridiction communautaire rende des décisions, de très bons arrêts, pour rétablir la justice communautaire, pour faire respecter les droits de l’homme et que ces décisions ne sont pas exécutées, ne sont pas mis en œuvre, c’est cela le problème. Donc les gens ont l’impression que cette Cour n’existe pour rien.
Certains ont cette impression. Si non, ceux qui ont obtenu satisfaction et dont les arrêts ont été exécutées aussi, ne sont qu’en même pas négligeables. D’autres vous parlent de 18% de taux d’exécution, d’autres de 30%, cela veut dire qu’il y a quelque chose qui est fait. Ce n’est pas nul à tout point de vue. Il y a quelque chose qui est fait et bien fait. Mais le reste qui n’est pas exécuté, est ce que cela veut dire que c’est mauvais. No. Parfois, le refus d’exécuter un arrêt, peut-être dû simplement à une incompréhension avec l’Etat. Ça peut être dû au fait que l’Etat n’a pas apprécié le comportement des juges quand on a traité l’affaire. Ça peut être aussi dû au fait que, l’Etat estime que les juges sont allés trop loin et grignoter avec une tendance affirmée sur sa souveraineté.
C’est en faite une question de souveraineté qui peut emmener l’Etat à ne pas le faire. Vous voyez la plupart des Etats d’ailleurs, c’est le problème de souveraineté. Ils disent mais on n’a pas encore signé votre Protocole, donc votre décision ne s’applique pas à nous, nous on a signé le traité mais pas encore le Protocole. D’autres disent on a signé le Protocole de 1991 mais on n’a pas encore ratifié le protocole de 2005, donc votre affaire de droit de l’homme ne nous concerne pas. Donc vous voyez un peu la cascade des raisonnements. Ce n’est donc pas de l’oisiveté. La Cour travaille beaucoup. Le total des arrêts rendus n’est pas du tout négligeable par rapport aux autres Cours internationales. C’est cette Cour de la CEDEAO qui rendu le plus d’arrêt. Mais c’est l’exécution. C’est pour cela que la Conférence a bien proposé une recommandation pour trouver un mécanisme pour faciliter l’exécution des décisions de la Cour.
Pour aller dialoguer avec les Etats, utiliser les juridictions nationales, faire un dialogue avec les juges nationaux pour y aboutir. Vous savez, ce n’est pas des choses évidentes. C’est un long processus. Ce que les gens voient aujourd’hui en Europe et qui leur paraît simple, on ne peut pas venir immédiatement implanter cela. Eux ils ont mis du temps, avant d’en arriver là. Nous on veut bruler les étapes. Alors que la sagesse recommande aussi que, dans certains cas, lorsqu’il y a incompréhension, il faut chercher à le gérer avant d’avancer. La Cour ne doit pas faire preuve de rigidité. Elle doit en fonction des circonstances, en fonction des cas, faire preuve de sagesse d’analyse. C’est aussi cela qui est important dans le comportement du juge. Il doit sentir l’évènement et le gérer pour rendre sa décision. Voilà un peu ce qui est important dans cette affaire.
Une dernière question avant de prendre votre mot de fin. L’on prône aujourd’hui l’appellation de la Cour des peuples au lieu de la Cour de justice de la CEDEAO. Pouvez-vous nous expliquer la différence ?
Oui la différence est toute simple. Elle va de paire avec l’évolution de la CEDEAO elle-même. Au tout début, quand la CEDEAO a été créee par le traité de 1975, on appelait cela la CEDEAO des Etats parce qu’effectivement, il n’y avait que les Etats qui avaient des rapports entre eux. Et quand la Cour a été créée, il n’y avait que les Etats, et exclusivement les Etats, qui pouvaient saisir la Cour. Les individus n’avaient pas le droit, la qualité de saisir la Cour. C’était exclusivement une Cour inter-étatique. Mais avec l’évolution, lorsque on est passé de la CEDEAO des Etats à la CEDEAO des peuples, effectivement toutes les institutions ont changé aussi d’appellation. Donc la Cour qui était une Cour inter-étatique, maintenant a été ouverte à partir de 2005 aux individus, personnes physiques comme vous et moi, comme aux personnes morales concernant certains droits. Il y a des droits que des personnes morales ne peuvent pas revendiquer. On est passé donc de la Cour inter-étatique à la Cour des peuples pour dire que, les individus et personnes morales ont accès à la Cour et peuvent donc porter les problèmes de violations des droits de l’homme devant la Cour.
On n’avait prévu de vous demander quelles seraient les ultimes solutions que la Cour allait mettre en avant pour permettre l’exécution de ces décisions, vous avez évoquez cela, on vous donne l’opportunité de dire votre dernier mot et surtout s’il y a des perspectives à court, moyen et long termes.
J’ai une réponse assez mitigée sur la question. Chaque fois qu’on en débat, je participe au débat et je propose même des solutions mais j’ai toujours dit, en temps que juge, qu’il n’appartient pas à une juridiction, à plus forte raison, notre Cour, d’exécuter ces décisions. Ce qui est demandé au juge, c’est de rendre sa décision mais c’est la partie qui a obtenu sa décision qui l’exécute. Mais ici dans notre cas, comme nous sommes une juridiction des droits de l’homme, on a souvent des pincements au cœur pour ne pas dire des malaises, de voir que, alors qu’on s’est évertué à rendre une décision et que nous avons mission de protéger les droits de l’homme dans l’espace communautaire, de voir que, alors que nous proposons des solutions, avec des décisions à l’appui, que nous ne sommes pas suivis.
C’est pour cela que, la Cour s’est mêlée dans l’exécution des décisions. Si non ce n’est pas son rôle. Une fois qu’elle a arrêté sa décision, c’est terminé. Le mécanisme d’exécution des arrêts est déjà prévu dans le Protocole. On dit les arrêts de la Cour sont contraignants, ils sont définitifs et ils s’imposent aux Etats qui sont tenus de les exécuter dès leur prononcé. Et les arrêts de la Cour s’exécutent en fonction de la procédure civile de chaque Etat. Donc qu’est ce que la Cour a à faire ? En fait l’obstacle majeur à l’exécution des arrêts de la Cour c’est tout simplement une volonté politique. Lorsque vous prenez le cas des Etats qui ont exécuté beaucoup d’arrêts de la Cour, il y a d’autres qu’ils ont refusé d’exécuter mais, ils ont exécuté beaucoup. La Cour se propose donc d’activer le mécanisme qui consiste chaque fin d’année à faire le point des arrêts non exécutés et puis à les transmettre au président de la Commission comme cela est écrit dans le Protocole.
C’est à lui de saisir le conseil des ministres et puis ensuite la conférence des chefs d’Etat. La Cour est ouverte aussi à ce que les organisations de défense des droits de l’homme puissent continuer à mener le combat auprès des Etats. La Cour a accepté l’intervention des amis de la Cour, des avocats qui viennent sans être avocats d’une des parties, mais pour le triomphe du droit qui viennent faire des développements, proposer des mémoires pour éclairer davantage la lanterne du juge. La Cour est ouverte à tout cela pour aboutir à l’exécution des décisions. Mais la Cour se propose aussi de revoir ses méthodes sur certains points, notamment l’analyse de certaines questions. On a parlé des dommages et intérêts. Tout cela sera mis en application dans le sens d’accélérer l’exécution des décisions de la Cour.